« Il n'y a pas d'avenir dans le rêve de l'Angleterre » chantaient les Sex Pistols, dans leur « God save the Queen » en 1977, l'année du jubilé d'argent de la Reine.

La chanson me trottait dans la tête alors que je découvrais la Grande Bretagne de Chris Killip.

1970-1990, deux décennies tourmentées pour le pays, avec la crise économique, l'Irlande du Nord, les années Thatcher, la guerre des Falklands, la grande grève des mineurs...et le mouvement punk.

Chris Killip, Celebrating the Queen's Sliver Jubilee, 1977, © Chris Killip
Celebrating the Queen's Sliver Jubilee, 1977
© Chris Killip

Chris Killip, Punks, Gateshead, Tyneside, 1985, © Chris Killip
Punks, Gateshead, Tyneside, 1985
© Chris Killip

Chris Killip ne photographie pas l'Histoire, il nous fait simplement partager « ce qui s'est passé » avec ceux qui l'ont vécu.
Partager est le terme exact, car bien souvent, le photographe a partagé le quotidien de ses personnages, comme pour ses clichés des ramasseurs de charbon de mer, sur la plage de Lynemouth.

Chris Killip, Rocker and Rosie Going Home, Lynemouth, Northumberland, 1984 © Chris Killip
Rocker and Rosie Going Home, Lynemouth, Northumberland, 1984
© Chris Killip

Dans une vidéo, Killip explique ses conditions de prises de vue à Lynemouth, et surtout raconte d’où vient le titre de l'exposition du BAL (et de ce billet) , « What Happened » , « ce qui s'est passé ».



One night in 1994 my American Friend John Clifford, who owned the best bar in Cambridge, took me into the middle of Boston to where the civic center and other administrative buildings now stand. These buildings were built in the 1960s on top of the old tough working class district of Scully Squares, where John and his brothers were born and raised.
John pointed out to me the streets that no longer existed, telling me who had lived where and in which house. Who had died in Vietnam, who had worked for the mob, who had gone to prison or ended up in politics.
When I interrupted this narrative to tell him how great it was that he was telling me the history of this place he spun around, gripped me by the throat and pushed me against the wall.
With his raised fist clenched he said ‘I don’t know nothing about no fucking history, I’m just telling you WHAT HAPPENED.

Un soir de 1994, mon ami américain John Clifford, propriétaire du meilleur bar de Cambridge, m’a emmené dans le centre de Boston, où se dressent aujourd’hui les bâtiments administratifs de la ville. Des bâtiments construits dans les années soixante, à l’emplacement du vieux quartier ouvrier de Scully Square où John et ses frères étaient nés et avaient grandi.
John me montrait des rues qui n’existaient plus, en m’expliquant qui avait vécu dans quelle maison, qui était mort au Vietnam, qui avait travaillé pour la mafia, qui avait fait de la prison ou de la politique.
À un moment, je l’ai interrompu pour lui dire que c’était formidable qu’il me raconte ainsi l’histoire du quartier. Il s’est retourné subitement, m’a pris à la gorge et m’a plaqué contre le mur.
Le poing levé, il m’a dit : ‘J’en ai rien à foutre de l’histoire. Je te raconte CE QUI S’EST PASSÉ.

De cette réelle proximité, de ce contact charnel avec la réalité, de la compréhension et de l'empathie qui en naissent, jaillissent des images d'une force incroyable, au Noir & Blanc âpre comme la vie.
Killip y montre la résilience de l'être humain, sa dignité dans les difficultés.

Le 5 mai 1981, Bobby Sands est mort après 66 jours de grève de la faim.
Killip nous « raconte » ce qui s'est passé ce jour-là, avec les graffiti sur le mur « SMASH IRA » (Ecrasez l'IRA) et « BOBBY SANDS, GREEDY IRISH PIG » (Bobby Sands, espèce de porc irlandais avide), les chantiers navals de la région étant dominés par les protestants.
Des logements sont abandonnés incendiés, mais la vie continue, avec du linge qui sèche et des enfants qui jouent.

Chris Killip, Housing Estate on May 5th, North Shields, Tyneside, 1981 © Chris Killip
Housing Estate on May 5th, North Shields, Tyneside, 1981
© Chris Killip

« Le Mur du Grand Amour », un titre d'une poésie folle, bien inattendue pour ce terne mur de briques et son trottoir aux papiers gras, mais ce mur est illuminé par un modeste graffiti à la craie, « True love », « Grand Amour ».
L'espoir toujours, extirpé par Killip de la réalité la plus sombre.

Chris Killip, True Love Wall, Gateshead, 1976, © Chris Killip
True Love Wall, Gateshead, 1976
© Chris Killip

Quant à ce mur de célèbres haricots à la tomate, compagnons du traditionnel « breakfast » anglais, avec la beauté de la couleur, il pourrait être une des images esthétisantes d'Andreas Gursky.

Mais telle quelle, en N&B, cette image montre une abondance trompeuse.

Chris Killip, Supermarket Display of Baked Beans, North Shields, Tyneside 1981, © Chris Killip
Supermarket Display of Baked Beans, North Shields, Tyneside 1981
© Chris Killip



Avec cette formidable exposition qui ouvre sa saison britannique, le BAL nous propose aussi "The Girl Chewing Gum" de John Smith.
Une vidéo déstabilisante qui nous interpelle sur l'image et la fabrication du réel.