C’était un vendredi 13.
Le 13 mars, avant le Grand Confinement.
Une réunion d'anciens du Rugby, comme nous en faisons tous les 2 ans avant France Irlande, pour le tournoi des 6 Nations.
France Irlande avait été annulé, mais pas notre repas.
Alors nous nous sommes retrouvés à Velizy, ce vendredi soir.
Il y avait beaucoup d'avants, des gros comme nous nous appelons en Ovalie, et deux arrières, des danseuses.

Par un tour facétieux de la vie, une de ces gazelles s'appelle Gros et l'autre, rattrapée par les kilos ferait un talonneur de fort beau gabarit.

J'avoue que ce soir là, nous n'avons pas franchement respecté les gestes barrières.
Nous nous sommes serré les mains, embrassés et nous avons refermé nos bras encore puissants autour d'amis de longue date.
D'ailleurs, quoi de plus étranger à un rugbyman que le confinement ?

Dans les vestiaires, avant de rentrer sur le terrain, nous nous resserrions, nous nous touchions pour éprouver cette présence amie qui serait rassurante dans le combat.
Sur le terrain, les corps se heurtaient, s'emmêlaient.
J'étais pilier gauche, j'étais en première ligne de la bête à 16 pattes, la mythique mêlée.
Ma tête reposait (enfin, elle ne dormait pas vraiment ) sous l'épaule droite du pilier droit adverse.
Je serrais mon talonneur, et ma seconde et troisième ligne, puissants arcs-boutants, me soutenait.
Nous étions un seul être pluricellulaire, huit cellules, dans les 600 à 700 kilogrammes, comme une algue obèse (et peut être pas beaucoup plus de cerveau...).
Après le match, en cas de victoire, c'était les accolades, les embrassades viriles.
En cas de défaite, des gestes de réconfort, dans le lourd silence de la déception.
Ensuite il y avait la douche, puis la troisième mi-temps.
Là encore, ça se touchait, ça chantait, les têtes se rapprochaient pour s'entendre au milieu d'un joyeux brouhaha.

Tout cela pour vous dire que la distanciation sociale, ce n'est pas vraiment dans les gènes du rugbyman.
Le banquet dans Astérix et Obelix dans l'exposition à Volklingen (Sarre) en 2011 sur Asterix et les Celtes © Maxppp / Alexandre Marchi
Le banquet dans Astérix et Obelix dans l'exposition à Volklingen (Sarre) en 2011 sur Asterix et les Celtes
© Maxppp / Alexandre Marchi

Alors ce banquet du 13 mars, je le chéris comme une de mes plus belles soirées.
Passée avec des amis, à boire et à manger (sans modération), à chanter, à refaire les matchs, à parler politique, de la retraite déjà active pour certains et du travail encore d'actualité pour les plus jeunes (enfin, c'est relatif...), comme hier, comme si je n'avais pas quitté les crampons en février 1999, un mardi soir.
Nous avons pris de nos nouvelles les jours qui ont suivi, pour voir si le Covid avait profité de notre insouciance, notre irresponsabilité penseront certains, pour nous faire un plaquage bien destructeur.

Mais non, rien.

Depuis, c'est le confinement, nous sommes enkystés dans un jour sans fin, pas de futur, un présent en boucle et le passé pour se souvenir de la vie d'avant.
Attention, je ne me plains pas.

Je télétravaille dans de très bonnes conditions, je n'ai pas connu le chômage partiel.
Je vis confortablement, avec du streaming à m'en rendre aveugle, des livres à m'user les yeux et de la musique à devenir sourd (à finir de devenir sourd).
Je ne mets pas ma vie en danger comme tous les soignantes et soignants, ni comme tous ces métiers, pas pour les premiers de cordée, mais indispensables et si souvent oubliés, comme les caissières, les routiers, les balayeurs dans nos rues et toute cette multitude que je ne cite pas.

Je me demande simplement ce que va être le monde de demain.
Un monde sans contact, comme dans « Les cavernes d'acier » ou « face aux feux du soleil » d'Asimov ?
Un monde ou pour faire repartir « la machine économique » nous sacrifierons encore la planète ?
Un monde sans musée bondé, sans salle de théâtre ou de concert remplie , sans mosh furieux au Hellfest ?
Un monde ou les salariés, encore heureux d'avoir conservé leur emploi, devront travailler plus pour gagner moins et toujours satisfaire les actionnaires ?

Mon banquet du 13 mars sera-t-il le vestige d'un monde révolu...